Islam : les modérés peuvent-ils émerger ?
Face aux pensées "frériste" et "salafiste" dont peuvent émerger des groupes qui exigent tout et par n'importe quel moyen, il existe une pensée musulmane qui cherche l’harmonie entre foi fondatrice et monde contemporain. Une opinion de Felice Dassetto, sociologue.
L’action armée au Mali était inévitable. Si les armées malienne et des pays environnants avaient pu la mener seules cette guerre, c’eût été mieux. Ce n’était pas le cas. La France est plus qu’un simple appui. Action indispensable, même si, probablement, des intérêts économiques s’engouffreront dans le sillage de l’action armée. Ceci dit, une nouvelle question (comme en Afghanistan) se pose : la répression du jihadisme islamique est inévitable. Mais suffit-elle ? Et après ?
L’action "d’après" emprunte en général deux directions indispensables : l’instauration d’une démocratie formelle et la promotion du développement économique. Mais cette double réponse (donnée souvent bien partiellement) ignore l’idéologie religieuse qui sous-tend les actions jihadistes.
Dans le cas malien tout comme en Afghanistan, on soulignera les objectifs criminels (trafic de drogue, prises d’otages en vue d’une rançon ) de certains groupes ou leaders pour dire que l’idéologie religieuse est secondaire. Ce qui est probablement vrai pour certains, mais pas pour des jeunes qui partent au combat poussés par une injonction morale, légitimée par la notion religieuse de jihad¸ assortie par un esprit d’aventure et une quête de reconnaissance, justifiés également par l’idéologie religieuse.
Cet esprit religieux-idéologique, dans le monde sunnite, a aujourd’hui deux racines. L’une d’elles est forgée depuis les années 1930. Elle pense que la revivification de l’islam et des sociétés musulmanes passe par l’édification d’un Etat guidé par la doctrine islamique. Ce sont les Frères musulmans en Egypte ou Maulana Maoudoudi en Inde et au Pakistan.
La victoire du chiite Khomeiny en Iran a servi d’aiguillon. De ces racines sont nées, depuis l’origine, des formes d’extrémisme. Dans les années 1970 sont nés des mouvements radicaux nouveaux, appelés "islamistes". On parle aujourd’hui d’un islamisme modéré : il doit faire la preuve de ce que "modération" signifie.
La doctrine du jihad, relue selon l’usage qu’on veut en faire, a polarisé l’action : jihad contre les Soviétiques en Afghanistan; jihad contre les régimes musulmans corrompus ou vendus à l’Occident; jihad mondial d’al Qaïda et de ses avatars contemporains.
La deuxième racine de l’extrémisme a sa source dans la version moderne du wahhabisme saoudien. Le wahhabisme est une doctrine littéraliste rigoriste, centrée sur le culte et la norme morale, fondée en Arabie à la fin du XVIIIe siècle. Elle a trouvé un allié dans la tribu des Saoud. Ensemble, ils ont façonné le projet de cette tribu de se hisser à la tête d’une Arabie unifiée : le royaume saoudien.
Régime théocratique, oligarchique, oppresseur de la femme comme sujet et personne libre et autonome. Ce royaume a un projet plus vaste : hégémoniser le monde musulman sous l’égide du wahhabisme. Mais le "wahhabisme" apparaissait, très, trop "saoudien", appartenant à une culture bédouine et à une société qui ne sont pas fort appréciées par le monde musulman et urbain. Le coup de génie des leaders religieux et politiques saoudiens depuis les années 1960 a été de changer d’appellation et de proposer une version modernisée du wahhabisme, appelée "salafisme".
L’usage nouveau de cet ancien terme, fondé sur la racine "salaf", les anciens (le Prophète et ses compagnons de la première heure) donnait une portée universelle à cette doctrine, qui se présente purifiée par un retour aux sources de l’islam (ou plutôt à sa lecture des sources). Chacune à sa manière, souvent en opposition (comme aujourd’hui en Egypte ou en Tunisie), les pensées "frériste" et "salafiste" aboutissent à une pensée totale autour de l’idée de la prééminence absolue du religieux (et de l’islam), de l’englobement de l’individu et de l’organisation sociale au sein de la vision religieuse et de la nécessité d’un Etat qui promulgue des lois cohérentes avec ce système de pensée.
Ces pensées n’aboutissent pas d’office à un radicalisme. Elles peuvent se donner le temps d’une stratégie lente. Mais en leur sein peuvent émerger des individus et des groupes qui, à partir de cette vision totale, veulent exiger tout, tout de suite et par n’importe quel moyen : extrémismes et radicalismes apparaissent. Ben Laden est un exemple parmi bien d’autres.
La pensée frériste et, depuis les années 1970 la pensée salafiste, cette dernière s’appuyant sur les moyens pétroliers saoudiens et d’autres monarchies du Golfe, ont essaimé de manière organisée en propageant les idées et en formant des leaders tant dans le monde musulman qu’en Europe.
Face à cela, il existe dans le monde musulman une pensée (que l’on peut appeler réformatrice) en quête d’une harmonie entre foi fondatrice et monde contemporain (même si elle est critique à l’égard de pas mal d’orientations de ce monde). Pensée qui vise à concilier la foi religieuse avec le pluralisme, la démocratie et la science, à travers un travail moderne d’interprétation des textes et de l’histoire fondatrice.
Cette vision de l’islam semble une quête majoritaire au sein des populations et certainement parmi les musulmans européens. Mais ces majorités restent silencieuses, les réformateurs restent des figures individuelles, sans parvenir à une action structurée. Manque de moyen ? Ou pensée qui continue à rester à l’état du commencement, alors que la première prise de conscience de cette nécessité réformatrice date de plus d’un siècle ?
Tant que le monde musulman ne parviendra pas à faire émerger cette autre vision religieuse renouvelée d’autres Mali surgiront. Ils s’appuieront sur les malaises face aux sociétés contemporaines et au mode de développement du monde. Les idées ont leur force et les idées religieuses encore plus. Les contre-feux agnostique ou athée (qui ont le droit et le mérite d’exister) sont loin de suffire. La réalité du monde musulman le montre depuis quarante ans, tout comme la réalité des pays du Printemps aujourd’hui.
L’émergence d’une nouvelle pensée religieuse est également indispensable parmi les musulmans européens. Ceux-ci ont vécu jusqu’à présent en important leurs idées du monde musulman. Les choses commencent à bouger, lentement, très lentement. Une nouvelle pensée doit émerger à partir de l’expérience européenne. Et ce n’est pas l’islam importé des pays d’origine, de la Turquie, du Maroc, de l’Algérie ou d’ailleurs qui pourra fournir une réponse (ceci contrairement à ce que pensent et expriment des femmes et des hommes politiques, comme le ministre belge Didier Reynders sur les ondes de la RTBF le 15/2/2013).
C’est une lourde erreur de perspective. L’islam de ces pays n’est pas "naturellement" modéré. En général il est poussiéreux. Et de toute manière l’expérience vécue par les musulmans européens est bien éloignée de celle de musulmans qui vivent dans une société entièrement musulmane (sauf avec des minorités non musulmanes qui ont d’ailleurs de plus en plus des difficultés à survivre) et méconnaissent la question du pluralisme de conviction tel qu’il se vit en Europe, qui s’accommodent des positions antiscientifiques (par exemple en matière de théorie de l’évolution) de cet islam.
Ceci dit, le mode de développement mondial contemporain, économique, culturel et social impulsé par la vision occidentale/nord-américaine du monde, devra aussi donner lieu à de sérieuses révisions critiques et à des changements de cap fondamentaux. Le monde "riche" ne semble pas prendre conscience de cette exigence.
Version abrégée d’un texte consultable sur le site http://www.uclouvain.be/cismoc.html
Islam, les modérés peuvent-ils émerger ?
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