Mandat N° 2 - Professeur Christian Nils- Robert - DIALOGUE & DEMOCRATIE SUISSE

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Mandat N° 2 - Professeur Christian Nils- Robert

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Interview de Christian-Nils Robert

Commission Sociale / Mandat N° 2 / chantiers
 
Écrit par Administrator   
03-06-2007

Interview réalisée par Catherine Baker pour l'émission "Au cœur de la prison, le châtiment" sur France Culture

5ème émission : les abolitionnistes (02/08/2002)


Christian-Nils Robert, vous êtes professeur de droit pénal et de criminologie à l'Université de Genève. On soupçonne les abolitionnistes d'angélisme, mais n'est-ce pas plutôt de l'autre côté qu'est l'angélisme quand on imagine que la prison peut permettre à la société de se protéger de la délinquance ?
Je crois qu'effectivement on ne se méfie pas assez de la prison, et que l'angélisme est plutôt du côté de ceux qui pensent que la prison peut remédier à des turbulences, à des perturbations individuelles ou collectives passagères dans une société, alors qu'elle ne peut qu'aggraver une situation individuelle. Penser rétablir une normalité comportementale dans un environnement anormal, me paraît être une aberration. Or le milieu pénitentiaire est un milieu anormal, qui n'est pas notre milieu de vie, ni à vous ni à moi, ni à personne sauf aux surveillants et aux détenus. Et c'est un milieu qui est tout à fait pathologique.

En Afrique du Sud dans les dernières années de l'apartheid, des tortures inouïes ont été pratiquées par ses partisans mais aussi par les autres, et la commission « Vérité et réconciliation » mise en place par Desmond Tutu a opéré une véritable révolution dans le système judiciaire habituel: à condition d'avouer publiquement son crime, le coupable était assuré de n'être pas condamné et de repartir libre. Cependant, cet aveu public pose peut-être un problème. Foucault y voyait une reddition de l'intériorité. D'autre part, l'aveu est-il fiable lorsqu'il est la condition sine qua non de l'absence des poursuites ?
L'expérience de l'Afrique du Sud et des commissions « Vérité et réconciliation » est tout à fait intéressante, et cette expérience est suivie de près par de nombreuses personnes intéressées par les conflits qui ont éclaté dans le monde. Je pense également au problème du Rwanda, ou au problème des Balkans. Je crois qu'actuellement, nous faisons fausse route en appliquant le système judiciaire à des problèmes qui doivent trouver d'autres solutions. Au fond, le droit international pénal s'applique maintenant, par exemple, au génocide rwandais, aux crimes de guerre et crimes contre l'humanité qui ont été commis dans l'ex-Yougoslavie. Je trouve que c'est extrêmement imprudent d'avoir appliqué aux relations internationales ou intra-nationales une solution dont on sait qu'elle a échoué dans les systèmes nationaux judiciaires. Donc je suis très ouvert, par exemple, au processus « Vérité et réconciliation ». En ce qui concerne le Rwanda, peut-être savez-vous que devant l'impossibilité de traiter judiciairement les dizaines de milliers de personnes encore en prison, le Rwanda a décidé, par une loi de 2000, de remettre à l'ordre du jour des processus traditionnels de règlement des conflits qui s'appellent la gakaka (?), qui est une justice représentative et un modèle traditionnel totalement différent de notre système judiciaire que nous imposons, notamment, à Arusha (?), par des moyens qui me semblent post-coloniaux. Cela étant, le problème que vous posez, qui est celui de l'aveu, me semble être une question difficile. Il faut savoir que l'aveu s'inscrit dans une problématique qui est celle de notre système judiciaire, alors que « Vérité et réconciliation » se situe dans une tradition d'apaisement, de réconciliation sociale et collective qui n'est pas, de loin, l'objectif traditionnel du système de justice pénale, qui est un système guerrier.

Mais est-ce qu'on pourrait élargir ce système de règlement des conflits à des cas individuels, lors d'un crime ?
Je pense que c'est tout à fait possible et envisageable, et les personnes qui précisément adoptent des postulats abolitionnistes, sont aussi des personnes qui poussent la réflexion jusqu'à proposer des systèmes, non pas nouveaux, mais repris de systèmes traditionnels pour la résolution de conflits, comme par exemple la médiation. Et la médiation, c'est un peu le fond de « Vérité et réconciliation ». La médiation, c'est la gestion d'un conflit, mais une gestion tolérable, acceptable, mesurée, qui a des limites, d'un conflit qui peut subsister entre un auteur et une victime. Car il est tout à fait illusoire de penser qu'une société vit sans conflits. Nous vivons tout le temps avec des conflits, et nous avons certaines capacités de gérer ces conflits, qu'il faut essayer de retrouver en dehors du système de justice pénale.

Par ailleurs, est-ce que l'esprit de vengeance n'est pas quelque chose d'inhérent à l'esprit humain ?
D'abord, l'esprit de vengeance est la première motivation de la justice pénale. Il ne faut pas imaginer que la justice pénale est angélique dans ses fondements et je crois que la vengeance reste la première finalité de la peine. Bien sûr, les traités de droit pénal ne l'évoquent que succinctement, mais les plus réalistes de ceux qui ont étudié les finalités de la peine citent d’abord la vengeance. Elle reste un des premiers fondements de la peine.

Mais est-ce que cette idée n'est pas profondément ancrée dans l'esprit, que si l'on frustre les gens d'un procès, cette vengeance peut se manifester à ce moment-là sous forme de vendetta, par exemple ?
Je vous dirai que les victimes sont encore plus frustrées par les procès qu'elles subissent. J'en ai eu la preuve récemment par le procès Alègre pour lequel la condamnation la plus grave a été prononcée, et où les victimes se sont trouvées complètement frustrées par cette solution qui était la pire, c'est-à-dire la perpétuité avec une peine incompressible.

Notre société produit de plus en plus de richesses, donc de plus en plus de pauvreté, donc de plus en plus de délinquance, de violence. Partout se durcit la répression. Aux Etats-Unis, par exemple, pour un vol, à la deuxième récidive, c'est-à-dire à la troisième condamnation c'est la perpétuité. Dans ce contexte de durcissement des lois et d'endurcissement des esprits, comment espérer la fin de la prison ?
D'abord, il faudrait peut-être distinguer deux affirmations : de plus en plus de délinquance, et durcissement de la répression.
De plus en plus de délinquance, peut-être. Vous savez qu'on ne saura jamais exactement ce qu'il en est de la réalité de la délinquance – heureusement - puisque nous ne pouvons avoir que des statistiques sur ce que traitent les institutions chargées de la délinquance, et non sur la délinquance directement. Toutes les méthodes qu'on a utilisées jusqu'à présent pour améliorer les statistiques de la criminalité n'ont fait que donner des vues différentes, plus nuancées, un peu plus fines, moins imprécises de la délinquance. On en est toujours à des estimations et on sait qu'il existe une délinquance cachée, un chiffre noir qui est extrêmement important. On pense même que seuls 10% des événements délictueux sont poursuivis à l'heure actuelle dans notre société occidentale. Donc, dire que la délinquance augmente, je dirais d'abord que le traitement de la délinquance, ou la demande de traitement de la délinquance augmente en quantité et qu'effectivement les chiffres nous dévoilent une croissance de certaines formes de délinquance. Singulièrement la délinquance de violence contre les personnes, alors que d'autres formes de délinquance sont, soit stabilisées, soit en régression. Il faut bien avoir à l'esprit qu'on a beaucoup développé des méthodes de prévention techniques qui sont amplement plus efficaces que les méthodes de répression de justice. Par exemple, s'il y a une réduction des atteintes patrimoniales, c'est par le développement de techniques de protection des objets mobiliers, comme la voiture, la résidence secondaire, le domicile qui font l'objet de surveillances techniques accrues de nature à dissuader et qui ont dissuadé ce type de délinquance. En revanche, l'exposition dans l'espace public de personnes ou de biens sans protection ou avec une protection réduite, a provoqué une concentration de délinquance sur ce type de cible. C'est une première observation.
Venons-en maintenant au durcissement de la répression. Depuis une vingtaine d'années, effectivement, on observe un allongement des peines de prison. Les peines prononcées sont de plus en plus longues, aussi bien en France qu'en Suisse ou dans d'autres pays européens. Mais il n'y a pas seulement un durcissement quantitatif, il y a également un durcissement qualitatif que l'on observe, singulièrement, et de façon quasi isolée, aux Etats-Unis. Heureusement, l'Atlantique nous protège un peu de ce type de dérive, et si l'Angleterre est un peu touchée, elle ne l'est quand même pas de façon si cruelle et radicale que les Etats-Unis. Les Etats-Unis sont vraiment le pire exemple que l'on ait actuellement au monde, avec des taux de détention de près de 800 détenus pour 100 000 habitants (alors que nous avons en moyenne des taux de 70 à 80 détenus pour 100 000 habitants), donc 10 fois plus élevé qu'en Europe. Donc je crois que l'Europe résiste. Dans ce contexte, évidemment, se pose le problème de l'espérance de la fin de la prison, dont je dirais qu'elle est née avec la naissance de la prison. Ce n'est pas une espérance nouvelle, et Foucault l'avait déjà dit : la critique de la prison est née avec la prison. [...]

Vous êtes de ceux qui pensent qu'on peut décriminaliser. On le comprend bien en matière de toxicomanie, mais peut-on concevoir qu'un assassinat, un viol puissent ne plus être des crimes ?
Quand je parle de décriminaliser, au fond j'utilise un mot qui a été vulgarisé par le Conseil de l'Europe dans les années 70, après les mouvements dits de libération de la fin des années 60, mais je crois qu'il faut être plus précis. Je commencerais par dire, et ce serait logique, qu'il faudrait ne pas criminaliser à outrance. Quand je dis ne pas criminaliser, c'est un mot que j'adresse aux législateurs qui ont actuellement une fâcheuse tendance à penser le pénal à tout va, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il les conduit aussi à vau-l'eau. On prend tous les comportements que l'on peut, et on les criminalise. C'est apparemment ce qui coûte le moins cher puisqu'il s'agit d'un trait de plume, sans se préoccuper des problèmes de prévention qui ne relèvent pas de la politique pénale, de ce que l'on appelait la politique criminelle, mais de la politique sociale. Donc, logiquement, je dis d'abord que le législateur doit se retenir lorsqu'il envisage la criminalisation d'un comportement. On peut penser à de nombreux exemples dans les trente dernières années, en commençant par les stupéfiants bien entendu, en suivant par la discrimination raciale, discrimination que personnellement je ne comprends pas. Non pas que je ne comprenne pas qu’on soit éduqué à ne pas discriminer, mais je ne comprends pas qu'on utilise la politique pénale pour réprimer la discrimination raciale…

Vous pensez que ça ne peut qu'envenimer les choses ?

Absolument, et on a d'ailleurs beaucoup de peine à appliquer cette incrimination. La Suisse l'a introduite sous l'effet de conventions internationales, et je crois qu'en dix ans on a eu deux condamnations très discutables et discutées. Le débat reste largement ouvert sur l'opportunité de criminaliser de tels comportements. La Suisse n'a pas encore décriminalisé complètement l'interruption de grossesse, nous avons donc par rapport à votre pays vingt-cinq ans de retard. Je pense aussi à tous les comportements financiers dont certains ont été criminalisés très à la légère, sans penser que la pratique et l'application de telles normes allaient poser des problèmes éminemment difficiles. Je pense par exemple à l'incrimination des opérations d'initiés, où l'on a énormément de peine à déterminer la volonté d'utiliser les informations confidentielles. Je pense également au blanchiment qui est un problème extrêmement difficile à traiter sur le plan judiciaire. Il semble avoir été facile à traiter d'un point de vue juridique parce que les normes existent, mais de la construction à son application, il y a un abîme qui paraît très difficile à franchir par les autorités judiciaires. A ce propos, je lisais récemment une phrase d'Alain Finkielkraut qui me semble illustrer mon propos: « Rien n'est pire pour la morale et pour le monde que la vision morale du monde. »

De plus en plus souvent, aux Etats-Unis mais aussi dans les pays qui les prennent pour modèles, on se sert de la honte comme châtiment, vieil héritage de la mise au pilori peut-être. Ne pensez-vous pas qu'on parle davantage de la honte comme châtiment depuis quelques années ?
Oui. C'est une question qui me travaille beaucoup, d'autant plus que j'ai pu constater qu'aux Etats-Unis, effectivement, la honte est actuellement utilisée puisqu'on doit afficher le motif de sa condamnation et se promener dans les rues avec des tenues de condamnés. Donc, il y a résurgence d'une utilisation de la honte. Par ailleurs, on a essayé, dans certains cas, en Europe aussi, à informer le public de certaines condamnations, par exemple celles de délinquants sexuels, et du retour des condamnés dans certaines communautés pour faire en sorte que cette communauté exerce d'abord une réaction de rejet, et que le condamné en ait honte. Mais je ne suis pas tout à fait certain qu'actuellement on puisse encore se fier à ce sentiment de honte pour fonder une politique pénale. Je sais que certains sont partisans d'une prévention dite situationnelle, mais on ne peut pas tout prévenir. Nous vivons dans une société à risques, on aura toujours des risques, et je crois que la meilleure éducation ne pourra pas parer à des accidents de ce genre. Je vous rappelle que le crime est normal, comme l'a dit Durkheim, normal d'un point de vue statistique, et l'on ne peut pas imaginer vivre dans une société sans crimes. Quand on parle de solutions autres que la judiciarisation des conflits, on ne s'oriente plus vers une résolution répressive. On se tourne résolument vers des solutions de gestion des conflits, de dédommagement des victimes, ou de dédommagement symbolique d'une communauté lésée par une infraction. Alors l'aspect répressif passe très largement au second plan, au point qu'on pourrait substituer au mot "peine" ou "droit pénal", le terme de "droit sanctionnel" puisque la sanction, c'est la conséquence d'un comportement, conséquence qui peut être négative ou positive, et susceptible de neutraliser, en quelque sorte, l'aspect répressif de l'intervention en proposant des solutions constructives de gestion d'affrontement, de réparation et de conciliation.

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